L’OM et le rire infracassable des Marseillais

Je ne sais pas si Marseille est la perle de la Méditerranée mais je suis sûr que le stade Vélodrome est le nombril de Marseille.

Le creuset d’une culture populaire singulièrement plurielle, vivante, inventive et débordante. Sauf qu’on ne veut plus de débordements à Marseille.

Coucouche panier, les Marseillais !

Marseille gêne depuis l’an pèbre, Marseille gêne de plus en plus tandis que s’accélère la normalisation du monde. Toujours trop ceci ou trop cela, les Marseillais sont coupables de crier trop fort, de klaxonner, d’ajouter de l’ail, de ne pas traverser aux clous, de n’être pas comme tout le monde, de se montrer réfractaires au dressage de masse et à la discipline de fer du business. Ce n’est pas faux. En faire trop, c’est notre patrimoine, on est comme ça, on naît comme ça. L’excès, a dit William Blake, est le chemin qui mène au palais de la Sagesse. Il faut en dire trop pour parler vrai, il faut exagérer pour tomber juste, il faut un peu de comédie pour savourer la vie. Nos mères nous ont fabriqués ainsi, et qui touche à notre exubérance naturelle, à notre démesure joyeuse, à notre verbe sans filtre, touche à notre âme.

La culture populaire, dont l’OM est l’emblème incontournable, l’effervescence la plus visible, n’est pas une branche de la culture, mais sa racine même. Culture populaire est un pléonasme, la culture n’a pas vocation à être parquée dans les médiathèques, la culture est morte quand les rues sont muettes et que les gens rasent les murs sous les caméras de contrôle. La culture est aussi bien dans les cafés que dans les théâtres ou les bibliothèques, on le comprendra quand les cafés auront disparu.

Pas de culture sans le peuple. Escamoter le peuple, ou le remplacer comme on change de chemise, c’est le rêve du tyran de Brecht : vaste programme et peine perdue, nous nous cramponnerons à notre ville.
Améliorer la vie locale ne se fera pas en bridant et en muselant les enfants de Marseille.

Elle sent un peu le poisson, la culture populaire ? Mieux vaut sentir le poisson que de ne rien sentir du tout, mieux vaut sentir le poisson que d’être mort.
Alors que le bruissement des pantoufles des malades et des endormeurs recouvre le chant des cigales, alors qu’avance le rouleau compresseur des règles sanitaires, numériques, administratives et autres, voilà les Marseillais menacés d’être expropriés de leur stade, dépossédés de leur équipe par des gestionnaires à la tronche de bilan comptable, voilà des supporters scandaleusement mis au ban, ostracisés, jetés aux Goudes, dématérialisés… On (ce gros con de ON) veut des stades normaux avec des gens normaux. Le néant marchand exige du rien pour remplir le vide – c’est ainsi que le N’importe quoi sera grand !
Le lubrifiant de cet encouillonnage généralisé, c’est une pseudo-culture hors-sol, venue d’en haut, une culture Canada Dry, distanciée, complice de la déshumanisation et fabriquée exprès pour ne pas heurter l’ordre public ni troubler les affaires.

Ce simulacre de culture, c’est juste des guirlandes sur les barbelés, des paillettes sur le fumier, des confettis en enfer.
C’est la boule à facettes dans le bordel : une culture pour cultureux, subventionnée par des officines opaques qui transforment les artistes en quémandeurs et en faiseurs de dossiers. Elle favorise le clientélisme, le piston, l’arbitraire… La visibilité d’un créateur ne résulte plus de la qualité de son travail mais de son carnet d’adresses et de ses accointances avec les politiciens et les petits gris paperassiers. La vraie culture qui surgit de la vraie rue ne tape pas aux portes, elle les fracasse. Tant pis pour le bruit et les bris de bois, il faut de temps en temps aérer les bureaux.
Notre esprit n’est pas soluble dans l’intelligence artificielle.

Nous refusons de voir notre enthousiasme viscéral récupéré à des fins mercantiles par des requins malins (parce qu’on a des requins à Marseille, mais ils sont en ville, pas dans la mer), nous refusons qu’on nous enchiffre pour nous traire comme des vaches, nous refusons de voir le stade Vélodrome transformé en presse-oranges.

Nous ne voulons pas d’une ville folklorisée et cartepostalisée pour les croisiéristes, nous ne voulons pas être transformés en données numériques, en gibier d’Amazon. Notre langue n’est pas domesticable, notre bouche est sans frein, les vrais barbares sont ceux qui veulent nous la fermer.

Nos gros mots sont l’écume de notre grand cœur, ce sont des coups de pied au cul des grands mots qui nous mentent : Liberté des renards dans le poulailler, Égalité des riches sur les terrains de golf, Fraternité des larrons en foire. C’est nous les véritables républicains qui, en montant à la bataille, avons chanté les premiers la Marseillaise, et pas avec la bouche pointue. Nous sommes une civilisation, nous n’avons aucune leçon à recevoir, surtout pas de la part de pingouins descendus des brumes pour nous apprendre à faire les glaçons.

Alors que la terre est dévastée, la mer poubellisée, l’atmosphère empoisonnée, on va reprocher aux Marseillais de faire du chahut et d’allumer des pétards !

L’intérêt, le désir, la volonté de puissance, la soif de gloriole mènent un monde ravagé sur lequel plane le rire infracassable des Marseillais. C’est comme ça et pas autrement. Personne n’est obligé de rire et de déconner avec nous, mais qu’on ne vienne pas nous empêcher de le faire.

Marseille est libre, Marseille parle au monde.

Henri-Frédéric Blanc