Josy Coiffure, préface de Serge Scotto

Josy Coiffure

Temple amazone

À l’âge des culottes courtes, il y avait pour moi certains endroits mystérieux qui me restaient inaccessibles et me fascinaient. La sacristie par exemple, domaine réservé de monsieur le curé, auquel nous autres enfants de chœur n’avions pas accès. Le bistrot tout pareil, à mes yeux peuplé de colosses qui régnaient de la voix sur le monde, leur verre de potion magique à la main : à les regarder trinquer à la terrasse, j’imaginais aisément que l’étrange breuvage anisé, que jaunissait comme par sorcellerie l’eau du robinet insigne à laquelle seule j’avais droit à la maison, donnait aux buveurs une force sur­humaine ou quelque superpouvoir… Que pouvait-il se passer dans l’ombre du Café du commerce, entre ses quatre murs interdits ? Rien d’extraordinaire, je le sais à présent que je picole chaque jour que Dieu fait au troquet du coin… Non, rien d’extraordinaire, sinon de l’ennui distillé dans l’alcool et le ramassis des braillards inopérants en lieu et place des colosses surpuissants de mon enfance…
Las, il y a longtemps que le monde des adultes ne m’impressionne plus ! J’ai tout vu depuis et si je devais voir le Pape, j’aurais sans doute du mal à retenir un bâillement… Mais de tous ces endroits mystérieux, il en reste pourtant un qui n’a rien perdu pour moi de son attrait. Un lieu où je n’ai toujours pas réussi à mettre les pieds autrement qu’en me sentant déplacé. Il s’agit du salon de coiffure pour dames ! J’ai certes eu l’occasion d’y accompagner à l’avenant l’une ou l’autre de mes conquêtes… Mais mon ascendant sur elle s’arrêtait avec mon pas sur le seuil, la porte encore entrouverte. Chaque fois, sous l’œil réprobateur des bigoudis présents, je n’ai trouvé en moi que le courage de fuir ! « Bon, alors… à tout à l’heure ma chérie ? » « C’est ça, à tout à l’heure… » « Au revoir mesdames… »

On m’y faisait bien sentir, par quelques ondes femelles inexplicables, que je n’avais rien à fiche là… et qu’il y aurait eu beau voir que j’attendisse la nouvelle coupe de ma copine assis à espionner sur un fauteuil : comme son nom l’indique, le salon de coiffure pour dames leur appartient tout entier ! C’est là qu’elles refont le monde, mais à la différence des poivrots du bistrot, je crois bien que ces dames le refont pour de bon ! Car en vérité ce sont elles qui règnent en maîtresses sur le monde ! Finaudes, elles sont habiles à nous faire croire le contraire, mais les femmes sont aux commandes, messieurs ! Et nous n’y pouvons rien… car le salon de coiffure pour dames est leur Quartier Général, où nous ne sommes pas les bienvenus. C’est là qu’elles combinent, complotent et conspirent à notre assujettissement, là qu’elles se rient de nous en échangeant leurs recettes pour nous empoisonner la vie, là qu’elles se ressourcent en lisant la presse people pour nous comparer à George Clooney en fronçant le sourcil, là où elles se sentent heureuses entre elles comme des lesbiennes et où un coup de ciseau malheureux aurait vite fait de couper la langue ou les couilles du mâle imprudent qui prétendrait s’attarder…
Et là, une fois planté le décor, à l’instant de parler littérature à propos de Josy Coiffure, je ne peux m’empêcher d’évoquer Marcel Pagnol. Pagnol victime de la pagnolade – un nom propre devenu si commun que le correcteur automatique de Word ne me le souligne même pas en rouge : la pagnolade ! Ce vilain mot inventé pour se moquer de la faconde méridionale, de ce don du verbe que Dieu nous à fait « à nous autres, les Marseillais », et qui mériterait mieux que cette marque de mépris folklorique ! Pauvre Marseille Pagnol, qui a mis plus de soixante ans à voir ses tragédies jouées par la Comédie-Française. Je le sais, j’y étais. J’avais été invité pour l’occasion à assister à une représentation de Fanny à l’accent pointu. Afin de donner ensuite mon avis, de Marseillais plus que d’auteur à vrai dire : une sorte de caution autochtone, un peu la voix de l’aïoli… Dans le cadre d’une de ces émissions littéraires télévisées dans lesquelles on ne voit autrement jamais de Marseillais.
Mon avis de bon sauvage, je l’avais émis poliment, pour ne pas accabler mes hôtes d’un jour et qui avaient gentiment payé mon billet de TGV aux frais du service public. Mais il m’était avis que si au fond l’accent marseillais ne manquait guère, tant le texte se suffit à lui-même (la trilogie est d’ailleurs jouée avec succès dans le monde entier, chez les Chinetoques comme chez les Zoulous…), la mise en scène et l’interprétation manquaient en revanche indéniablement de cet Esprit marseillais, qui en fait la force et leur avait singulièrement échappé… J’avais bien sûr eu d’autres mots pour le dire. Rappelant enfin les trois mauvaises raisons de ce mépris germanopratin qui avait malgré sa réussite accablé Pagnol : l’accent marseillais, le choix de la rigolade et le goût du populaire ! Quand on fait rire avec des drames de bistrotier et de poissonnière, plutôt qu’en alexandrins chiants à déterrer des princesses antiques sur le modèle de Corneille et Racine…, dans la France des Lettres, confite en sérieux, on a du mal, même aujourd’hui, à être reconnu pour un auteur et un tragédien. Ce qu’était pourtant Pagnol, et le plus grand de son temps.
Après ma brillante démonstration, tout le monde s’entendit sur le plateau pour reconnaître la mésestime jacobine dans laquelle on tenait particulièrement les Marseillais, jurant qu’on ne l’y reprendrait plus. C’était d’ailleurs un peu le thème du débat, incité par cet hommage tardif rendu par le Théâtre français à Marcel Pagnol. Mais passé le temps du mea culpa, vint celui où l’animateur à la fin de l’émission montre les ouvrages récemment publiés de ses invités : il n’omit évidemment aucun des auteurs présents, à l’exception du pauvre de moi ! One again a fly !…
Il suffit donc toujours d’être Marseillais pour être mésestimé… Devrait-on s’excuser d’être Marseillais ? Je vais finir par le croire !
Eh bien voyez-vous, loin de m’en excuser, je le revendique. Et le livre que vous tenez entre les mains également. Revenons-y !

En pénétrant Josy Coiffure après l’avoir acheté chez votre libraire pour soutenir la juste et noble cause de l’Overlittérature, enfin l’accès du salon de coiffure pour dames, ce temple amazone, nous est-il livré, à nous les hommes… Hommes qui trouveront sans doute un intérêt particulier à la lecture de cet opuscule : le bonheur païen d’être indiscret. Car l’auteur y lève enfin le voile sur l’intimité mystérieuse du salon de coiffure pour dames… à la hauteur de mes fantasmes de morveux !
Alors que se passe-t-il donc de si extraordinaire, chez Josy ? D’abord on y refait le monde, effectivement, on l’y passe à la moulinette, des grands problèmes de ce monde aux petites querelles de voisinage ! Ragots et considérations diverses empreintes d’un tel bon sens, qu’on regretterait presque de ne pas voir confier le gouvernement à la première coiffeuse venue, assistée du ministère de sa clientèle… Mais surtout Josy Coiffure se distingue des autres salons de coiffure pour dames par la grâce de l’Esprit marseillais, qui fait de nos bazarettes des commères sans égales ! Dotées d’une langue belle et vive, d’un culot sans pareil et d’une irrévérence imbécile que leur envieraient bien des philosophes frileux, tremblant à l’idée de froisser le jabot de leur chemise en parlant vrai. Avec ou sans fer à friser et malgré un vocabulaire peu châtié, Josy a plus que du style, pour noblesse son naturel et pour élégance la justesse en l’à-propos !
Toute la sagesse qui bout sous les casques et les mises en plis, tout Marseille est dans ce texte à l’orthographe ôdacieuse et qui respecte l’accent : mine de rien, 2 600 ans d’une histoire très aléatoire, qui ont fait de l’ancien peuple phocéen peut-être les derniers véritables barbares du monde civilisé… Alors plongez-vous en ethnologue, en archéologue, en spéléologue, voire en gynécologue dans le mystère sans fond de Josy Coiffure, pour découvrir tout ce qui s’y dit, tout ce qui s’y trame dans votre dos entre les shampooings et les permanentes… Au final et en quelques pages, un trésor d’humanité à la gloire des Marseillais !

Serge Scotto

© Les éditions du Fioupélan