La malédiction de l’Estrasse dorée, extrait
Tu m’as toujours fait peur. Trop grande, trop grosse, trop blonde, trop haute. Les femmes qui se mettent en position inaccessible mais qui essaient de gagner la confiance en tenant un enfant dans les bras, je m’en suis toujours méfié. Trop de maternité tue la fiabilité… Surtout quand, en même temps, on a les cheveux dénoués jusqu’aux fesses. Oh, Bonne Mère !
Trop grande, trop haute.
Un jour, je n’avais pas dix ans, ma grand-mère qui aimait avoir de l’air me fit grimper jusqu’à ton sanctuaire. Il y avait là des lunettes mécaniques où l’on glissait une pièce de vingt francs de l’époque (je vous parle d’un temps que les moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître) et l’on pouvait découvrir en grossie la ville à ses pieds comme Cortez vit Mexico-Tenochtitlan. Mais moi, je n’ai jamais eu l’esprit conquistador et tournant la lunette je la braquai sur toi. Un cri d’horreur m’échappa ! Tu étais soudain si énorme, si près de moi, ton visage doré à portée du mien et si seule dans le ciel, comme si je m’étais élevé en une ascension scandaleuse et sacrilège. Je dus redescendre au plus tôt.
Plus tard je devins un adolescent complexé et prétentieux. Je grimpai de nouveau jusqu’à toi (à pied, je n’avais même pas les sous pour le bus) accompagné d’une péronnelle pour qui j’en pinçais et que je ne savais comment séduire, si ce n’est par quelques rodomontades qui me placeraient en position d’esprit fort. Ainsi, je lui fis visiter l’ensemble de ta pompe en raillant son débordement, disant que le paganisme du lieu était manifeste, que ta statue argentée dans le chœur ne valait pas mieux que celle d’Artémis la déesse aux mamelles (ou aux testicules suivant les écoles archéologiques), je pouffai devant tes ribambelles d’ex-voto que je trouvais stupides et particulièrement ceux qui pendouillaient accrochés comme des saucisses, manifestation tapageuse et médiocre d’une foi de charbonnier. Une homélie à ma manière et dont je ne fus pas peu fier.
À la suite de quoi, la belle s’empara d’un cierge qu’elle paya et alluma en me déclarant qu’elle allait faire un vœu à la Vierge, ce qu’elle faisait toujours dans une église qu’elle avait aimée. Elle se fit draguer sous mes yeux par un bellâtre qui rôdait sur ton esplanade et qui proposa de la ramener en moto, ce qu’elle accepta avec enthousiasme. À croire que, pour le vœu, elle avait eu gain de cause.
Plus tard, beaucoup plus tard, comme je m’ennuyais dans la vie, je voulus être écrivain. Je publiai finalement un roman. Je crus au miracle. J’avais tort. Pendant des temps et des temps, plus personne ne voulut de mon travail. Enfin, je publiai après des années de patience (et de prières ?) un deuxième ouvrage. J’y racontais l’histoire d’un homme furieux qui se disputait avec sa ville, Marseille. Et j’y parlais de toi.
Un journaliste de la télévision régionale me téléphona enthousiaste et me tint à peu près ce langage : Monsieur, je viens de commencer votre livre, je suis transporté, je suis sous le choc, je veux vous consacrer un sujet complet, nous vous filmerons chez vous, à votre table et puis dans les rues et puis partout ! Ah ! Oh !
Je crus encore au miracle. Enfin, du haut du ciel de ma ville, là où tu résidais, la notoriété allait se déverser sur moi ! Oh, Bonne Mère !
Trois jours plus tard, le chroniqueur d’images me rappela fumace et me dit en coda : je n’avais pas lu jusqu’au bout, c’est une honte ! Un blasphème ! Une iconoclastie ! Vous traitez, dans votre misérable livre, Notre-Dame-de-la-Garde d’« estrasse dorée » ! Je n’ai jamais lu une telle saleté ! Je suis catholique pratiquant, monsieur le plumitif, et je vous déclare la guerre ! Sachez que Notre-Dame que vous souillez avec des mots impies protège la ville et ses habitants ! C’est grâce à elle que je dors tranquille !
Devant ce tsunami scandalisé et inquisitoire, je ne pus en placer une et ma notoriété s’effondra avant d’avoir commencé.
Quand je pense que tout cela est vrai, je frissonne et je répète que je te crains. Je n’ai sans doute jamais bénéficié de ta fameuse protection et peut-être que la malédiction me poursuit désormais ?
C’est pourquoi je marche la tête basse dans ma ville, car vu ta position il est difficile d’échapper à ton regard.
Oh Bonne Mère, prends-moi en pitié !..
© Les éditions du Fioupélan