En avant-première de la parution de Zoé, de Gilles Ascaride, le 9 novembre prochain, les Éditions du Fioupélan vous offrent la préface de Jean Contrucci et le texte de 4ème de couverture rédigé par Philippe Caubère.
Béni soit Gilles Ascaride, Philippe Caubère
Gilles Ascaride a réussi l’exploit – le prodige – d’écrire un merveilleux texte en s’inspirant d’un autre, très connu quoique innommé (à vous de deviner…) ; d’en avoir, qui plus est, approfondi la portée, régénéré le sens et rallumé la fantaisie. Sans avoir rien gommé, bien au contraire, de la tragédie qu’il cache sous le masque de la comédie. Bref, d’avoir créé, à partir d’un classique, un texte moderne, politique, social, féministe. Tout aussi drôle et provençal que son modèle, mais plus alacre, plus « vert » et plus féroce. Encore une fois : plus actuel. Marseille n’est pas, décidément, que la ville du football, du faux « assent » ou des mauvais garçons. Elle est aussi celle des grands, des plus grands écrivains. Béni soit Gilles Ascaride d’avoir su renouer, après tant d’autres, avec cette tradition trop souvent oubliée !
Et le Verbe s’est fait chair, Jean Contrucci
Avec l’Arlésienne, Alphonse Daudet a réussi un exploit demeuré sans égal dans l’histoire du théâtre français : rendre universellement connu un personnage qui n’existe pas ! Non seulement il a donné son titre à l’oeuvre, mais ce fantôme a éclipsé les autres protagonistes de la pièce. Mieux encore : il est passé dans la langue française. On dit de quelqu’un dont tout le monde parle et qu’on ne voit jamais arriver : « c’est l’Arlésienne ! » Chacun sait de qui il s’agit sans l’avoir en aucune occasion rencontrée.
Vous me direz, il y a un précédent fameux : Dieu le Père Lui-Même !
Et je n’évoque ici Saint-Glinglin que pour étoffer ma démonstration : le monde spirituel n’est pas exempt du sentiment d’obsession que suscitent ces attentes inassouvies, ces inconnus qui ne daignent pas se montrer, ces personnages désincarnés qui planent sur l’œuvre mais en demeurent obstinément absents.
Pour autant, si l’exploit de Daudet est fameux, le cas n’est pas unique : qui connaît Madame Maigret ? Qui sait à quoi ressemble Madame Colombo ? Vladimir et Estragon cesseront-ils un jour d’attendre Godot ? Si la Cantatrice chauve « se coiffe toujours de la même façon », Ionesco lui-même serait bien emprunté pour indiquer si elle se fait la raie à gauche ou à droite. Quant aux cinéphiles, ils s’empaillent chaque fois qu’il s’agit d’identifier le diabolique Keyser Söze parmi les personnages du film Usual Suspect. Gilles Ascaride – habituellement symbole de quiétude et de sérénité – a été à son tour saisi par cette interrogation frénétique à la lecture d’une trilogie marseillaise et universelle si fameuse qu’il paraît inutile de la désigner par son nom : chacun la connaît et peut en réciter des tirades entières – partie de cartes comprise – et les personnages font partie de la famille.
Il y a pourtant dans cette œuvre une Arlésienne. Une vraie, comme chez Daudet. Et depuis longtemps elle fascine Gilles Ascaride. C’est Zoé, la mystérieuse tante Zoé. Aucune actrice ne l’a jamais incarnée, elle n’entre pas un instant en scène, on ne la voit pas débouler sur l’écran et pourtant son ombre rôde en coulisses quand, ici ou là, un des protagonistes de la pièce l’évoque. Zoé n’a pas d’existence, mais elle est bien présente dans l’esprit des autres, ceux qui l’ont rejetée parce qu’elle avait « mal tourné » comme disent les gens certains d’avoir – eux – suivi le bon chemin. Zoé, c’est la maudite, la réprouvée, condamnée sans appel possible par le clan des « braves gens », ceux qui se font une morale à peu de frais sur le dos de la brebis galeuse. C’est particulièrement flagrant dans la scène où – la jeune héroïne ayant avoué « qu’elle a fauté hors mariage », comme on disait alors chez les prolétaires comme chez les bourgeois – sa colérique poissonnière de mère accable la coupable en prophétisant pour sa progéniture un avenir de fille perdue qui a deshonoré la famille : « elle finira comme sa tante Zoé ! »
Terrifiante perspective ! Qu’est-ce qu’elle a bien pu faire, Zoé, pour mériter l’anathème ? Oh ! On s’en doute un peu. Mais cela valait-il bannissement, cela valait-il cet opprobre et cette durable malédiction ? Ceux qui l’ont condamnée sans appel ont-ils donc la conscience si nette ? On sait bien que non : ils l’avouent ou le révèlent tous peu ou prou au détour d’une réplique, d’une confidence ou d’une réflexion : tous ont triché, avec la morale, avec les réglements, avec leur conscience même. Mais Zoé, c’est une aubaine pour tous les autres : elle a mal tourné. On sait ce que ça signifie chez les « braves gens ». Circonstance aggravante : elle l’a fait au grand jour ! Haro sur le baudet ! Écartée du troupeau, voilà qu’elle confère à ses juges à la morale élastique le statut de prix de vertu.
C’est cette injustice qui a poussé Gilles Ascaride à s’emparer du personnage de la tante Zoé et à lui rendre sa chair, son esprit, son âme, sa voix, elle qui n’en avait jamais eus. Par la bouche même de l’excommuniée, en donnant enfin une parole bouleversante à cette femme si longtemps rendue mutique par ses bourreaux, il restitue – en même temps qu’à nous qui l’écoutons – la vie qui lui manquait. Privée depuis toujours de parole, voilà enfin la brebis galeuse dotée d’une voix. Et quelle voix ! C’est le timbre tonitruant que lui prête celui qui la sort de son anonymat.
Quand on a vu sur scène de quoi il est capable, quand on a lu dans ses livres de quelle capacité d’indignation Gilles Ascaride est doté quand il s’empare d’une cause, d’une idée à défendre, d’un personnage à réhabiliter, on peut vous dire que « ça déménage ».
Car elle n’est pas là pour s’excuser ni à plaider les circonstances atténuantes, Zoé. Ce qu’elle a fait, elle l’assume et irait jusqu’à le revendiquer. C’est sa vie et – comme Édith Piaf – « elle ne regrette rien ». Qu’on ne compte pas sur elle pour implorer la pitié de ses bourreaux, bien placée pour savoir qu’ils n’en ont pas, qu’ils n’en ont jamais eu, eux qui pour se donner bonne conscience, pour laver cet honneur familial qu’ils portent en bandoulière ont « vendu » en douce la petite amoureuse qui a fauté – sa nièce – à un vieux maître voilier plein de sous pas fâché de l’aubaine. Dans un long monologue où alternent rire et émotion, prenant parfois le ton de la tragédie, Zoé règle ses comptes à ses procureurs en les prenant un par un pour en dévoiler la face sombre trop longtemps dissimulée sous l’estrambord méridional et la galéjade. Elle dit avec ses mots à elle, des mots de tous les jours, pleins de sève jusqu’à la crudité, ce que disait déjà avec les siens Madame de Sévigné : qu’à Marseille, derrière la façade trompeuse de la jovialité, « l’air, en gros, y est un peu scélérat ». Les masques tombent, les « arrangements », les motivations fluctuantes, les prétextes avancés, les justifications douteuses apparaissent, révélant la complexité morale de personnages trop facilement perçus comme des santons sympathiques et joviaux « tout d’une pièce ».
Zoé leur rappelle opportunément la vieille sagesse populaire : « Quand on veut monter aux arbres, il faut mettre une culotte propre ». Aurait-elle souvent oublié d’enfiler la sienne, qui sont-ils pour s’en offusquer ?
Fameuse idée qu’il a eue là, Gilles Ascaride ! L’occasion de nous donner l’un de ses meilleurs textes, l’un des plus prenants, en s’attribuant avec maestria le rôle d’avocat de la défense.
Et au passage de réaliser un tour de force : en restituant à l’ombre légère de la tante Zoé son verbe et sa chair, tous les autres personnages qu’elle évoque deviennent à leur tour des Arlésiennes !
Trop fort !